Ceci est le cinquième et dernier épisode de la série consacrée à l’aventure de Catherine Turgy sur la Pacific Crest Trail. Si vous n’avez pas lu l’épisode précédent, vous pouvez le faire en vous rendant ici. Bonne lecture!
Section 5 de 5 : Washington
Longueur: 814 km
Itinéraire: Cascade Locks à la frontière du Canada
Durée: 29 jours
Point le plus haut: Approche de Old Snowy mountain (2195 m)
Jours de repos: 2
Aussitôt le pont des Dieux franchi et la Columbia river enjambée, je regagne un sentier luxuriant qui m’accueille de ses généreux buissons de framboises noires. Les fruits juteux et tiédis par le soleil d’août explosent de saveur dans ma bouche alors que mes jambes se régalent d’une douce montée, qui ne tardera pas à s’accentuer! Quoiqu’on ne monte jamais bien haut en altitude, le relief présente de brusques dénivelés et les traverses rocheuses des Cascade Mountains vont continuer de mettre mes jambes à l’épreuve jusqu’au bout. L’horizon de cet état du nord-ouest est dominé par d’imposants stratovolcans ; les monts Adams, Saint-Helens, Rainier, Glacier peak et Baker. La PCT ne s’aventure pas sur ces hostiles sommets mais sillonne plutôt entre ceux-ci, offrant des vues imprenables sur ces grands rois de roc et de glace.
La course contre les feux
Les feux de forêt font toujours rage au nord de la Californie et dans tout l’Oregon, poussant les randonneurs à quitter l’aventure ou encore sauter une grande partie du sentier et reprendre près de là où je me trouve, au début de l’état de Washington. La horde de marcheurs qui ont dû fuir vers l’avant amène un achalandage inhabituel et la PCT se retrouve vite surpeuplée. C’est de plus en plus difficile de se trouver un campement le soir venu, je dois marcher parfois jusqu’à 21 :00 pour trouver un emplacement où installer ma tente. Certaines fins de journée, accablée de fatigue, je réussi à me faufiler entre quelques tentes et dormir directement au sol, faute de place pour déployer ma maison. Dans mon choix de ralentir le rythme pour profiter et étirer ce fabuleux périple, les visages qui m’étaient familiers ont rapidement migré vers le nord et je me retrouve comme au tout début de l’aventure dans le désert du sud de la Californie, entourée d’inconnus.
L’entrée dans cet état verdoyant du Nord-Ouest était accompagnée d’un grand soulagement d’être parvenue à gagner la course contre les feux de forêt. Ce doux sentiment va vite s’envoler avec ce qui nous guette en avant…
Après une dernière journée complète de repos à Leavenworth, un étrange village au style bavarois, moi et 4 randonneurs marchons ensemble, heureux et insouciants, autour de Glacier Peak dans un décor paradisiaque digne de La Mélodie du Bonheur. Ce ciel, d’un bleu surréel, se couvre tout à coup et le vent porte à mes narines une odeur froide, humide et métallique. En quelques minutes, un dense plafond de sombres nuages gris-bleutés se déploie au-dessus de nos têtes. L’orage se fait sentir, se fait entendre et les grondements se rapprochent. Mais il manque un ingrédient important… la pluie!
Alors que nous marchons, bien exposés, à flanc de colline sur l’étroit sentier passant de crête en crête, un éclair déchire le ciel et frappe de plein fouet les arbres géants dominant la chaîne de montagne située juste à notre droite. Ça tremble jusque dans mon cœur. Un des plus grands arbres se fait aussitôt avaler dans une immense et infernale colonne de flammes… Et c’est ainsi que l’on assiste à la naissance d’un feu de forêt, nerveux et pressés de nous mettre à l’abri et de s’éloigner le plus au nord possible de cette nouvelle menace que l’on croyait derrière nous.
La fatigue de l’équipement
Déjà 5 mois de marche… Mes shorts noirs rendus gris aux coutures fatiguées sont maintenant trop grands et flottent autour de mes pattes amaigries et musclées. Ma quatrième paire de souliers n’en peut plus et ne tient qu’à un morceau de ruban adhésif. Autre phénomène étrange, ma pointure, qui était du 9 de femme en mars dernier, est passée à du 9 ½ en juillet et mes pieds de yéti me réclament maintenant du 10! Mon fidèle sac à dos fait également des siennes. Une attache en plastique a cédé et après une réparation artisanale temporaire, je dois marcher un bon deux semaines avec ce gros fardeau qui me tire sur l’épaule gauche, le temps que ma nouvelle maison sur mon dos ne me soit livrée au prochain point où c’est possible. Le sentier dans ce secteur est très reculé et plus sauvage que l’Oregon et il y a peu d’occasions de ravitaillement. Les petits villages ont des services très limités et sont éloignés des grands centres, on doit donc prévoir plus à l’avance d’y faire acheminer nos colis et prier pour qu’ils s’y rendent.
Une solitude à moitié assumée
Depuis le pont des Dieux, j’ai décidé de ralentir, envahie de frayeur en voyant les kilomètres se dissoudre devant moi et sentant la fin approcher trop vite. On me dit que c’est un voyage, que ce n’est pas fait pour durer. Mais j’y ai trouvé un mode de vie qui m’a avalée dès le premier mois où mes pieds ont touché ce long sentier. Mes pas se font donc plus lents, mes sens absorbent tout ce qu’ils peuvent, enregistrant bien profondément dans ma mémoire les odeurs, les caresses du vent, les moindres sons et les mille beautés de cette nature sur lesquelles mes yeux ont encore le privilège de se poser. J’apprécie chaque foulée, chaque contact avec ce sol; tantôt en gravelas croustillant, tantôt en roc immuable, tantôt en terre souple ou en lit d’épines moelleuses.
Je marche seule, laissant filer vers l’avant ceux qui me sont chers et qui m’ont accompagnée depuis des centaines de kilomètres. Seule par choix, mais endeuillée de ne plus être aux côtés de ces magnifiques humains qui ont croisé mon chemin. Sereine dans ma solitude, mais triste de ne pas vivre l’arrivée en leur riche compagnie. Mon cœur balance. Et mine de rien, perdue dans mes pensées déchirées, j’atteins finalement la toute dernière route avant le dernier segment de 50km menant au fil d’arrivée de cette longue épopée. Je suis maintenant tout près de cette frontière qui me semblait si lointaine il y a quelques semaines.
L’aller-retour de la victoire
Une fois au croisement de la route de Hart’s Pass, je m’informe auprès des garde-chasses et collecte les dernières informations météo avant de pénétrer dans le dernier tronçon qui est complètement coupé du réseau cellulaire. Les nouvelles ne sont pas bonnes… trois grands feux de forêt font rage de part et d’autre du sentier devant moi ainsi qu’à la frontière canadienne… juste à côté du terminus de la PCT. Ils nous rassurent toutefois que pour les jours à venir, humides et sans vent, la situation est sous contrôle et que le sentier demeure ouvert et sécuritaire. Je choisis donc de poursuivre mon chemin et d’entamer le cul-de-sac des 50 derniers kilomètres qui me séparent de la fin et sillonnent entre trois immenses brasiers.
Il s’agit d’un aller-retour d’une centaine de kilomètres puisque la frontière canadienne demeure toujours fermée pour les piétons depuis 2020. L’idée me semblait déplaisante au début… mais à force de croiser les randonneurs victorieux sur leur retour, je me réjouis de l’ambiance qui règne sur ce tronçon que nous avons baptisé le « Victory lap ». Je revois même des amis que je n’avais pas vu depuis des semaines et qui marchaient à peine quelques jours en avant de moi! La motivation est à son comble, des frissons me parcourent le corps à chaque fois que mes pensées prennent de l’avance sur mes pieds et envisagent la fin de l’aventure.
Des pluies de cendres… l’étau se referme
Je remonte en suivant de longs lacets tracés au creux des montagnes acérées puis j’atteins le sommet de Woody pass. La vue me scie les jambes… à la fois suis-je émerveillée devant tant de grandeur et de beauté sauvage, à la fois suis-je prise d’effroi par ce que j’observe par-delà le col que je viens de franchir. J’ai maintenant une vue plongeante sur les 16 derniers kilomètres me séparant de la frontière Canadienne. À l’ouest se dresse une colonne de fumée titanesque touchant le ciel et l’assombrissant de ses longs bras charbonneux. À l’est, les montagnes sont recouvertes d’un épais voile gris, laissant deviner un brasier digérant tranquillement la forêt depuis déjà plusieurs jours. L’air est alourdi et colore l’air d’un hâle donnant des couleurs pastel aux paysages, les transformant en aquarelles délavées. Je me sens comme si j’étais sur le point de me sortir d’un long rêve, au moment où tout devient flou avant de basculer vers le réveil.
Alors que je m’amuse avec un papillon qui me suit depuis quelques minutes, se posant sur mes mains et goûtant le sel de ma peau, je vois un flocon se poser sur ma paume. Je cligne des yeux pour m’assurer que je n’hallucine pas… impossible qu’il neige par 25 degrés! Des confettis gris clair virevoltent et retombent autour de moi… il pleut des cendres. J’accélère le pas.
L’arrivée
Dernier matin. Dans l’odeur de fumée, je range ma tente et remplis mon sac en silence puis me mets en marche. Le sentier descend doucement au creux de la vallée, laissant la gravité participer à cette force invisible qui me tire vers l’avant. Je suis curieuse du cocktail d’émotions qui m’attend en bas et je dois me ramener au moment présent à chaque 4 pas.
Soudain, j’entends des voix étouffées par la végétation en contrebas, celles des quelques randonneurs rassemblés à la frontière. J’approche. Les voix se font plus nettes, plus fortes, puis se transforment en cris de joie et applaudissements pour m’accueillir dans ce lieu sacré. 4 pas, 3 pas, 2 pas… ça y est. J’émerge de la forêt pour atterrir, fébrile, sur cette tranchée qui sépare nos pays. Je pose la main sur le monument du terminus, fait de colonnes de bois dressées fièrement, faisant écho aux colonnes de pierres que je touchais il y a 165 jours à la frontière du Mexique. Mon corps se relâche d’un coup et je m’appuie de tout mon poids sur la surface aux odeurs de sueur, de champagne et de bière, submergée par un tsunami d’émotions mêlées. Je prends un moment de silence, les paupières inondées et la main posée sur le bois du monument, pour emmener en pensée tous ceux que j’ai rencontrés en chemin et qui n’ont pas pu se rendre jusqu’ici.
Après un long moment à célébrer, je reprends mes esprits, remets mon sac sur mes épaules puis reviens sur mes pas, victorieuse mais nostalgique. Riche de 4270 km de souvenirs et le cœur empli de gratitude, je reviens tranquillement vers la civilisation, traînant avec moi ce sentiment doux-amer d’avoir enfin (mais déjà!) terminé cette longue marche, de frontière à frontière.
Le plus difficile…
Tel un arbre que l’on plante en pleine terre, j’ai grandi. Même si je suis toujours la même personne, plus rien ne sera exactement comme avant. Comme mes pieds dans mes souliers, mes racines n’entrent plus dans les pots que le monde synthétique me propose et valorise. Je me sens désorientée et agressée par le bourdonnement incessant des villes, les odeurs fausses, la vitesse des choses, la quantité d’information qui nous submerge en continu. Un long et difficile sentier m’attend, bien différent et bien plus hostile que celui que je viens de quitter: le retour.
Catherine Turgy
Marcheuse de longue distance, Catherine est capable d’user 3 paires de souliers en un seul été et de manger pour 3 lorsqu’elle vit sur les sentiers. De par sa profession en conception de produits, elle cherche toujours à simplifier et améliorer son équipement et est toujours partante pour partager ses astuces et connaissances. Elle a un radar pour les petits détails que la nature met sur son passage et n’hésite pas à s’arrêter pour observer chaque petit insecte qui croise son chemin. Ses pieds ont foulé les 46 sommets des Adirondacks et parcouru de nombreux chemins dans les Appalaches, à la marche comme à la course, mais c’est le Sentier National au Québec qui occupe la plus grande place dans son cœur de randonneuse.