En 1998, je publiais mon premier reportage pour la revue Marche (aujourd’hui Rando Québec). À la faveur de cette nouvelle collaboration, je proposais un entretien avec Eudore Fortin, le créateur de la Traversée de Charlevoix. Notre entrevue avait pris la forme d’une excursion sur un de ses sentiers préférés, une randonnée jusqu’au sommet du mont Dôme. J’étais impressionné par ce monument de la nature qui, à 68 ans à l’époque, multipliait les projets tout en assurant le fonctionnement de son entreprise 7/7. Maintenant âgé de 93 ans, il est toujours dans une forme étonnante. On aurait pu marcher un sentier, mais voyez-vous, Eudore n’a rien à prouver, il a même accroché ses bottes pour de bon. Mieux! il les a transformées en nichoir pour oiseaux (photo à l’appui). Je le retrouve aujourd’hui dans sa cuisine, en train de faire la popote. Rien n’arrête celui que je dénommais à l’époque « le semeur de sentiers ».
« J’appartenais à la nature, je rêvais de vivre dans la forêt », me confie Eudore. La forêt est imprégnée dans ses gènes, puisque son père était coureur des bois. Dans sa jeunesse, la maison familiale se situait à la limite de ce qui est devenu le parc des Grands-Jardins. À l’époque, le mont du Lac des Cygnes possédait sur son sommet une tour de surveillance des incendies de forêt. À 16 ans, il devient gardien de la tour à feu. Durant trois étés, l’escalade de cette montagne sera son quotidien. Pendant cinq printemps, notre agile gaillard sera aussi draveur.
Par la suite, après avoir pratiqué divers métiers sans rapport avec le plein air, voici qu’en 1977, Eudore est approché par la Fédération québécoise de la montagne et de l’escalade (FQME) pour développer un réseau de sentiers menant aux parois d’escalade du secteur du Dôme. Un jour, Daniel Dupuis, alors directeur technique de la FQME, confie à Eudore que les espaces sauvages de l’arrière-pays représentent à ses yeux un endroit prédestiné pour un sentier de longue randonnée. Il sait bien que seul Eudore peut mener à terme un tel projet. Le soir même, de retour chez lui, ce dernier déploie une série de cartes topos sur le parquet de sa cuisine et dresse sans attendre les tracés possibles pour un sentier. Les jours suivants, il réalise ses premiers relevés sur le terrain et établit les plans d’un parcours reliant les Grands-Jardins au mont Grand-Fonds tout en incluant le secteur des Hautes-Gorges.
Grâce à lui, le plein air allait envahir le territoire des chasseurs et des compagnies forestières. C’est ainsi que débutent les aventures du semeur de sentiers dans l’arrière-pays de Charlevoix.
Le semeur de sentiers à l’œuvre
Aidé par la FQME, il obtient des subventions de la part des deux paliers de gouvernement. Dès l’automne 1977, avec une équipe de cinq personnes, il défriche des sentiers, érige des ponts et termine la construction de quatre refuges qui seront prêts pour l’hiver 1978. Si au départ le parcours fut développé pour la randonnée en ski hors-piste, il faudra attendre quelques années pour qu’il soit aménagé pour la randonnée pédestre. Développer un sentier, me dit-il, c’était souvent partir avec de lourds matériaux sur le dos, pendant plusieurs heures, pour simplement accéder à la section de forêt à aménager.
Pendant 40 ans, il travaille sans relâche à faire vivre et grandir cet organisme à but non lucratif qu’est la Traversée de Charlevoix. Je présume que sur un aussi long parcours et après tant d’années, sa mémoire a dû emmagasiner une multitude de mésaventures et d’anecdotes.
Ne serait-ce que les sauvetages en hiver, il a dû en réaliser chaque année. Il se rappelle qu’un soir, alors qu’il chantait dans la chorale de Saint-Urbain pour la messe de minuit, voici qu’il doit se changer en vitesse et enfourcher sa motoneige pour aller rescaper un blessé sur le sentier. Il ne sera de retour à la maison qu’au petit matin, à 6 h 30. Mais il y a eu pire. Imaginez un sauvetage dans une tempête dont les accumulations totalisent 90 cm de neige! Il doit alors réquisitionner quatre autres motoneigistes pour affronter l’épaisse couverture de neige. À tour de rôle, ils se relaient pour réussir à progresser sur le parcours. Alors qu’ils approchent du but, les réserves d’essence devenues insuffisantes les obligent à retourner se ravitailler. Ce n’est qu’au matin qu’ils réussissent à sortir le blessé pour le conduire à l’hôpital. Mais de retour chez lui, Eudore doit repartir pour s’attaquer au transport des bagages et de la nourriture pour des groupes d’excursionnistes déjà engagés dans la traversée. Il me confie avoir travaillé 50 heures d’affilée sans dormir. Il faut dire qu’au début et pendant 13 ans, il est seul à s’occuper du bureau, du transport des bagages et de l’entretien des sentiers et ce, 7/7. Il me lance « Quand j’y pense aujourd’hui, je me demande comment j’étais fait (sic) ».
Je ne vous cache pas que je suis impressionné par son étonnante mémoire. Tout au long de notre entretien, il se souvient des moindres détails : le nom des personnes, les lieux, les événements. J’avoue que moi non plus je ne sais pas comment il est fait (sic).
N’oublions pas sa complice, Johanne Leduc, celle qui fut sa directrice générale pendant 23 ans. C’est elle qui est venue lui prêter main-forte en prenant en charge l’accueil, la coordination et les finances de l’entreprise. C’est une personne qui ne comptait pas ses heures, souligne Eudore. Depuis la retraite de Johanne, la gestion de l’entreprise a été donnée à Sentiers Québec-Charlevoix, qui poursuit fidèlement la vocation de la Traversée de Charlevoix.
Mont Eudore-Fortin
En quittant Eudore, j’ai un autre projet en tête, celui d’aller grimper le mont Eudore-Fortin. Eh oui! notre développeur de sentiers a même une montagne à son nom dans son coin de pays. Comment notre héros peut-il bien être le personnage éponyme d’une montagne puisque, selon les règles de la Commission de toponymie du Québec, seuls les noms de personnes mortes depuis au moins un an peuvent servir à désigner des lieux? Bien que cette désignation soit pour l’instant officieuse, on la retrouve à divers endroits, même sur les incontournables cartes de Google Maps.
Sur la cime de la montagne, à 954 mètres d’altitude, une plaque dédiée à Eudore identifie le fondateur de la Traversée de Charlevoix. Cette plaque, tout comme la création du sentier ainsi que les démarches pour baptiser la montagne sont des initiatives des bénévoles du Club des ami·es de la Traversée de Charlevoix. Ce groupe d’une centaine de membres s’affaire à maintenir les 180 km de sentiers de longues et courtes randonnées.
Quelle belle montagne à parcourir! Son long sommet dégagé offre un panorama de 360 degrés sur les grands espaces ondulés de l’arrière-pays. Que de montagnes à admirer, du mont du Lac des Cygnes jusqu’au mont des Morios avec, en toile de fond, le secteur de Grand-Fonds et des Hautes-Gorges-de-la-Rivière-Malbaie! Franc sud, s’étale la vallée du cratère de Charlevoix avec le mont des Éboulements en clé de voûte.
Le lendemain à mon retour, après une nuit passée à l’un des trois refuges du secteur du Lac à l’Écluse, je fais un dernier arrêt chez Eudore pour lui apporter des bleuets cueillis sur sa montagne. Il est en train de cuisiner une énorme compote de pomme. Je lui fais remarquer qu’il semble avoir toujours le même élan pour ses nouvelles passions. Et lui de me répondre : « Je suis aussi aventurier en cuisine que je l’étais en plein air! » Wow! Est-ce que notre semeur de sentiers serait devenu un Ricardo des montagnes? Une autre aventure à suivre!
Retrouvez les sentiers de la Traversée de Charlevoix sur Balise!
Cet article est initialement paru dans la revue de printemps 2024
Laissez la flore accompagner vos randonnées printanières et découvrez des entreprises de plein air qui carburent à leur mission sociale.
Claude Côté
Adolescent, il rêvait de parcourir le monde. À 23 ans, il a tout abandonné pour rouler sa bosse avec son sac à dos en Afrique du Nord, en Europe et en Asie. Son plus long voyage a duré 18 mois et c’est là qu’il s’est découvert une passion pour la marche. C’est la façon par excellence de découvrir le monde. Sa carrière comme photographe lui a permis de combiner cette passion avec la randonnée pédestre. Depuis 1998, il collabore à la revue de Rando Québec. Il adore marcher et faire des découvertes… et il aime tout autant en témoigner par l’écriture.
1 commentaire
Bonjour,
Je m’occupe de la genealogie des Fortin
Est il possible de savoir le nom du pere et mère de Eudore, ?
Et aussi possible son grand père et grand mère.
Je ferais sa genealogie.
Merci
Alain fortin
Sept iles